À l’éclairage de l’affaire de Mancy, je me propose ici d’analyser comment l’enseignant·e genevois·e peut retrouver une forme d’autonomie et se réapproprier son pouvoir d’action dans un contexte qui tend à l’en déposséder depuis la victoire d’ARLES dans les urnes en 2006 pour le maintien des notes à l’école primaire et la signature en 2009 du concordat HarmoS. Si l’introduction du PER et des MER (sic) s’inscrivent évidemment directement dans ce processus, à Genève, une direction générale de l’enseignement obligatoire (DGEO) et un service de l’enseignement et de l’évaluation (SEE) centralisés et particulièrement prescriptifs accentuent, peut-être plus que dans les autres cantons romands, cette tendance.
Violence physique vs violence symbolique
Mais avant de répondre à cette question, il me faut m’arrêter quelques lignes sur la notion de violence évoquée itérativement dans les médias. Si la violence des élèves s’est imposée comme un objet discursif récurrent dans le débat public, ici, c’est de la violence présumée ou avérée du personnel dont il est question. Ce qui révolte, ce sont les possibles violences physiques, devenues aujourd’hui socialement intolérables, substituées progressivement depuis la deuxième moitié du siècle précédent par une violence que nous qualifierons de symbolique. La violence symbolique est une forme de « pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force »1. Elle apparait donc comme un rapport de force naturalisé où la reconnaissance de la légitimité des dominants implique la méconnaissance du caractère arbitraire de leur domination.
Tout se passe comme si les violences dénoncées dans le cadre de l’affaire de Mancy constituaient des anomalies dans un système qui en serait dépourvu. Qu’on me comprenne bien, je ne dis pas ici que les enseignant·es sont violent·es ou qu’iels useraient usuellement d’une violence physique à l’égard de leurs élèves, encore moins que ce serait souhaitable ou acceptable, mais Bourdieu et Passeron montrent que l’autorité pédagogique qui leur est conférée dans l’exercice de leur fonction est une des conditions sociales d’exercice de l’action pédagogique. Il s’agit d’un pouvoir arbitraire d’imposition, « qui du seul fait qu’il est reconnu comme tel, se trouve objectivement reconnu comme autorité légitime »2. L’autorité pédagogique est donc un pouvoir symbolique qui se manifeste sous la forme d’un droit d’imposition légitime. Elle renforce ainsi le pouvoir arbitraire, i.e. l’action pédagogique qui la fonde et qu’elle dissimule. En parallèle, il ne faut pas oublier qu’en plus de sa violence symbolique, l’école, non pas en tant qu’institution, mais ne serait-ce parfois qu’en tant que lieu, peut bel et bien, dans certains contextes, exercer une forme de violence physique. Ne pas aménager les locaux ( insonorisation, variateur de luminosité, réglage de température ) pour accueillir des enfants potentiellement soumis·es à des hypersensibilités peut clairement constituer une maltraitance physique. La réponse de la conseillère d’État à ce sujet est d’ailleurs inaudible pour les collaborateurices de l’OMP, travaillant avec des élèves autistes, qui dénoncent en vain cette
réalité depuis des années. Selon elle, en effet, le fait que l’aménagement et l’entretien des locaux ne dépendent pas de son département, suffirait à la dégager de toute responsabilité. Or en tant que cheffe du DIP, il lui incombe de s’assurer que tous·tes les élèves du canton bénéficient d’un espace qui à minima n’agresse pas leurs sens.
De la main gauche de l’État
Les conclusions de l’analyse externe relative au foyer de Mancy, mandatée par le DIP, prescrivant de confier à moyen terme la délégation des trois foyers de l’OMP à des prestataires externes subventionnés, sont par ailleurs plus problématiques qu’il n’y parait. Si elles ont permis à la droite de se gausser – une élue socialiste qui cherche à privatiser la prestation à la population peut en effet prêter à rire ( jaune ) – elles n’en demeurent pas moins inquiétantes car elles constituent ce que l’on peut appeler des critiques systémiques, i.e. des énoncés qui, selon le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, « malgré les apparences et malgré les intentions de leurs locuteurs, s’inscrivent dans les systèmes qu’ils croient dénoncer et les renforcent donc »3. Ainsi, en espérant pouvoir confier au secteur subventionné la prise en charge de cette population dont à priori ce dernier ne veut pas, pour permettre « plus de réactivité » et parce que « ce ne serait pas le rôle de l’État », la magistrate nie la violence immanente d’un système scolaire qui exclut les plus fragiles tout en éliminant des groupes sociaux. Mais il s’agit aussi de l’aveu d’une renonciation. La renonciation d’une certaine gauche à lutter pour la qualité des services publics, ce que Bourdieu appelle la main gauche de l’État.
En effet, si le système scolaire reproduit les inégalités sociales, l’État n’est pas que coercitif et l’école peut aussi être le lieu d’une émancipation individuelle. Bourdieu s’est d’ailleurs élevé aux côtés des cheminots en 1995 « contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droit à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art, et, par-dessus tout, au travail ». Il est aujourd’hui plus que jamais important de réinvestir cette main gauche de l’État comme un lieu de puissance réelle, l’État des services auprès de la population, de la redistribution des richesses, comme le moyen d’assurer des conditions de vie égales à toutes et tous. Mais vraisemblablement, c’est une lutte à laquelle le parti socialiste semble avoir aujourd’hui renoncé.
Nommer …
Il est intéressant de relever au passage que la commission du personnel de l’OMP, réunie le 14 mars dernier, a demandé que la gestion de l’office soit placée sous la tutelle du Conseil d’État. Si la démarche peut sembler naïve ou malavisée, elle indique on ne peut plus clairement une rupture totale de confiance en la conseillère d’État en charge du DIP. Soupçonnée de longue date par une partie de ses collaborateurices de vouloir démanteler l’OMP, ses interventions dans les médias n’ont pas été de nature à rassurer le personnel qui sait pertinemment qu’en cas de problème, il ne sera pas soutenu. Il ne suffit peut-être pas de se proclamer irrépréhensible et de déployer son secrétariat général à la tête de diverses directions générales pour restaurer la confiance.
Pour transformer et …
Pour en revenir au propos initial, j’ai conscience que le caractère brutal de la réalité scolaire heurte nécessairement, au premier abord, nos catégories de perception. Il est évident que lorsqu’on se voue à l’enseignement, ce n’est pas dans le but de reproduire les inégalités, bien au contraire. Toutefois, la fonction reproductrice et conservatrice de l’école se révèle justement par le fait qu’elle ignore en partie les effets qu’elle produit. En nommant la fausseté et l’irrationalité de l’école, je cours le risque de paraitre violente, parce que je peux donner l’impression de condamner les individus et leur pratique, ainsi que de dénigrer la valeur d’une partie de l’activité scolaire. Mais si je m’interdisais de questionner ce qui existe au prétexte que ce qui existe serait trop violent, je me priverais d’une opportunité de le transformer. Dans Les Héritiers, Bourdieu et Passeron considèrent que la factualité héritocratique qui caractérise l’enseignement supérieur, constitue en soi une « mise en question » du système scolaire : « Le dévoilement du privilège culturel anéantit l’idéologie apologétique qui permet aux classes privilégiées, principales utilisatrices du système d’enseignement, de voir dans leur réussite la confirmation de dons naturels et personnels : l’idéologie du don reposant avant tout sur la cécité aux inégalités sociales devant l’école et la culture, la simple description de la relation entre le succès universitaire et l’origine sociale a une vertu critique »4. Analyser le système scolaire revient donc à critiquer l’idéologie du don ou à montrer comment la méritocratie permet principalement de légitimer la reproduction sociale.
Inventer de nouveaux possibles …
Ainsi, quelle est la marge de manœuvre des enseignant·es dans ce système qui reproduit et légitime les inégalités sociales ? S’il peut être inconfortable de prendre conscience de sa mauvaiseté, s’il est difficile d’admettre que la violence physique des élèves est avant tout une réponse au pouvoir symbolique que nous incarnons en tant qu’agent de l’institution et donc que la violence symbolique est non seulement antérieure, mais qu’elle génère cette violence physique, voir et dire la vérité, c’est eo ipso appeler à la transformation de l’institution et constitue en ce sens la première étape nécessaire d’une réappropriation de son pouvoir d’action. Bien que ces constats offensent ce que Durkheim appelle la conscience collective, critiquer l’État et le pouvoir symbolique de ses institutions, dont le système scolaire, ne revient pas à adopter une position antiétatique d’un point de vue principiel et global. Au contraire, le système scolaire ne constitue pas une substance immuable à laquelle serait nécessairement adossée la méritocratie. Certains cadres qui, à un moment, le définissent peuvent être abattus et remplacés par d’autres. Ce qui caractérise aujourd’hui le système scolaire relève d’une construction politique, sujette à transformation et à choix. Questionner les pratiques scolaires, en tant que processus à la fois de dévoilement et de désenchantement, permet de penser la possibilité d’une école autre ou, du moins, sur ses transformations souhaitables. Il nous faut ainsi objectiver le système scolaire pour fonder une pratique de la résistance et ce n’est qu’à condition de déconstruire que nous serons susceptibles, en tant qu’enseignant·es, de marquer le point de départ de la réinvention d’une école émancipatrice qui lutte contre les inégalités sociales.
Francesca Marchesini, présidente de la SPG
Ce billet est paru dans le journal L’Educateur · Avril 2022
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