Ce 24 février, l’Europe consternée et un peu sonnée a regardé la Russie envahir l’Ukraine. Chaque fois qu’elle revient, la guerre surprend. Pourtant, de nombreux pays européens sont en guerre depuis trente ans, mais sans en vivre les conséquences : les couts politique, humain et financier sont en effet principalement portés par les pays où les conflits sont exportés. Cette fois, étant donnée l’interdépendance de nos économies, le monde occidental se prépare à affronter les conséquences directes de ce conflit armé : une hausse du cout de la vie et des énergies. Même Emmanuel Macron, président ultralibéral s’il en est, a récemment sonné le glas de l’abondance, occultant que cette dernière n’a jamais concerné qu’une infime partie de la population mondiale.
Si la Confédération accueille à bras ouverts les réfugié·es ukrainien·nes qui bénéficient d’un permis spécifique leur permettant d’accéder au marché du travail, elle choisit à contrario d’en laisser périr des milliers un peu moins blanc·hes et chrétien·nes dans les eaux de la Méditerranée. À Genève, il faut néanmoins admettre que la mécanique d’accueil des élèves allophones au DIP est bien rodée depuis les guerres de Yougoslavie. Ainsi, bien que des adaptations pragmatiques aient dû être opérées, liées à la centralisation de l’hébergement à Palexpo, Genève a essayé de limiter tant que possible le racisme d’État induit par la politique fédérale.
Crédits spéciaux pour migrant·es spéciaux ?
Toutefois, en raison notamment du volume migratoire extraordinairement important, le Conseil d’État a décrété que tous les couts liés à cette crise feraient l’objet de crédits spéciaux. Il a donc été décidé de ne pas puiser sur les budgets ordinaires, afin d’éviter que la crise ne détériore le contexte scolaire. Ainsi la conseillère d’État a obtenu auprès de la commission des finances plus de 150 postes « Ukraine » le 15 juin. Alors que les élèves d’origine étrangère sont largement surreprésentés·es à l’OMP, constituant près de 60 % de sa population et qu’iels ont deux fois plus de chance que les élèves suisses d’être orienté·es dans une filière spécialisée, que faut-il comprendre de cette décision de la commission des finances d’accorder sans broncher les postes « Ukraine » demandés par le DIP, mais refusant une semaine plus tard les 55 postes demandés pour l’OMP ? Comment expliquer par ailleurs la surreprésentation des élèves allophones dans les diverses structures du spécialisé ?
Valoriser les langues d’origine
Des auteurs comme Cummins et Perregaux considèrent que « c’est la rupture de développement langagier, se produisant lors du passage de la langue maternelle à la langue scolaire, qui serait à l’origine du retard dans l’acquisition de la littératie ». Selon eux, il faudrait donc permettre à l’élève de poursuivre le développement langagier dans sa langue maternelle à travers des enseignements bilingues. D’autres études, comme celle d’Hamers et Blanc, considèrent que le statut de la langue maternelle joue un rôle primordial dans le développement langagier de l’enfant. Ainsi, dans un contexte où la langue familiale serait implicitement dévalorisée et à l’inverse la langue scolaire valorisée, l’élève pourrait, soumis·e à un « conflit de loyauté », à la fois « oublier » sa langue maternelle et rencontrer des difficultés à acquérir la langue de résidence. Dans ces perspectives théoriques, ce serait dans le renforcement de la langue maternelle que se situe la clé d’une meilleure insertion des élèves allophones. Si Genève est relativement précurseure en matière d’accueil d’élèves migrant·es et si elle peut se targuer de la richesse des dispositifs qu’elle met en œuvre, il faut admettre qu’une résistance à impliquer la langue première dans le système scolaire persiste. En effet, le choix pédagogique actuel favorise l’immersion dans la langue de résidence en ne proposant, par exemple, la prestation classe d’accueil ( CLACC ) qu’à partir de la 4P. Il y a quelques années encore, dans une classe de scolarisation, une enseignante s’est trouvée démunie face à des élèves syriens qui parlaient arabe entre eux. Par hasard, une remplaçante arabophone a pu intervenir ponctuellement facilitant la transition de la langue d’origine à la langue d’accueil. Toutefois, il a fallu plusieurs mois de discussions pour pérenniser cette ressource jusqu’à la fin de l’année scolaire. Aujourd’hui, dans le cadre de l’accueil des élèves ukrainien·nes, le dispositif centralisé bénéficie de tandems d’enseignantes francophones et ukrainophones. Une enseignante ukrainophone se tient d’ailleurs à disposition pour intervenir sur l’ensemble du canton dans des situations difficiles. Si de tels projets existent pour l’accueil des réfugié·es d’autres nationalités dans le cadre d’agenda intégration, ils restent malheureusement plus discrets et peu connus.
Si les langues de la migration sont selon Lucchini « le résultat d’une histoire linguistique qui commence dans un lieu d’origine et qui se termine dans le pays de résidence », la nécessité de les valoriser parait alors évidente. Bien sûr, les élèves allophones peuvent bénéficier à Genève des cours de langue et culture d’origine ( LCO ), mais leur organisation dépend des diverses ambassades et organismes et la participation des élèves dépend de la volonté des parents à qui incombe l’organisation logistique. Le fait de pouvoir inscrire le résultat obtenu dans le cadre des cours LCO dans le bulletin scolaire est assurément une manière de valoriser la langue maternelle, il parait toutefois important d’institutionnaliser davantage encore cette prestation. En effet, elle gagnerait à être formalisée et devrait pouvoir être déployée si ce n’est sur temps scolaire, au moins au sein des établissements comme dans le cadre du projet DIP-Portugal. Un tel format aurait le mérite non seulement de renforcer, voire d’améliorer le statut même des langues minoritaires qui trouveraient ainsi leur place pleine et entière à l’école, mais également de renforcer les liens familles-écoles.
Et permettre à l’élève de développer une langue de référence
Bien que 58 % des élèves de l’OMP soient de nationalité étrangère, l’allophonie n’est pas le facteur déterminant d’une orientation vers les filières spécialisées, car la catégorie socioprofessionnelle a toujours un impact majeur sur le cursus scolaire et les enfants d’ouvrièr·es représentent 63 % des élèves du spécialisé. Ainsi, contre-intuitivement peut-être, le bilinguisme ou la précocité de l’apprentissage ne sont pas nécessairement un atout pour l’acquisition d’une nouvelle langue. En effet, « Cummins désigne explicitement les activités métalinguistiques comme étant le moteur de l’acquisition des langues » et l’apprentissage moins précoce d’une deuxième langue permettrait à l’élève d’atteindre un niveau plus élevé dans ses compétences métalinguistiques dans sa langue maternelle. Si le débat dans la littérature demeure quant à la pertinence de renforcer la langue maternelle ou au contraire de favoriser l’immersion dans la langue de résidence, la nécessité de pouvoir développer ses habiletés métalinguistiques et de construire une langue de référence est établie. Comme le formule Silvia Lucchini « c’est bien en l’absence d’une langue de référence dans le milieu familial, qui ne permet pas l’émergence d’une langue de référence chez les enfants, que se trouve ( … ) l’une des clés explicatives des difficultés scolaires précoces des enfants d’origine immigrée ». L’intégration des élèves migrant·es dépend donc aussi des moyens mis en œuvre pour leur permettre de constituer une langue de référence, que ce soit dans leur langue maternelle ou dans leur langue d’accueil. De passionnants projets novateurs et créatifs sont développés actuellement par le service d’enseignement et d’évaluation qui mériteraient d’être valorisés, mais la finesse d’intervention nécessite une coordination qui limite leur généralisation.
Une nouvelle norme à pérenniser
Ainsi, il semble que nous ayons beaucoup à apprendre de cette guerre pour construire une école vraiment inclusive et faciliter la scolarisation des élèves issu·es de communautés immigrées. Dans le battage médiatique et l’engouement politique qui ont accompagné l’arrivée des premières vagues de réfugié·es ukrainien·nes, Genève est restée plutôt discrète : l’accueil des élèves migrant·es constitue son quotidien. En revanche, les crédits « Ukraine » ont permis pour la première fois de respecter la limite de 24 élèves par classe définie par voie règlementaire, ainsi ils ont amélioré les conditions d’apprentissage de l’ensemble des élèves du canton quelle que soit leur origine. Genève accueillant dans ses classes une des plus grandes hétérogénéités au niveau national doit tenir compte de cette réalité et adapter ses effectifs en conséquence. Ainsi, ces crédits doivent pouvoir être pérennisés pour que les conditions d’accueil de ces réfugié·es dans nos écoles deviennent la norme et que les enfants de toute origine puissent en bénéficier, même celles et ceux qui auraient eu à traverser la Méditerranée pour rejoindre nos contrées helvétiques.
Francesca Marchesini, présidente de la SPG