L’hégémonie culturelle : des idées dominantes aux inégalités éducatives
Dans notre configuration sociale où les idées dominantes structurent et orientent les comportements collectifs, la notion d’hégémonie culturelle, développée par le militant et philosophe sarde Antonio Gramsci, éclaire les dynamiques complexes de légitimation et de reproduction de la domination sociale. L’hégémonie culturelle désigne en effet la domination exercée par une classe sociale, non seulement par la contrainte ou la coercition, mais également par la persuasion et le consentement. Selon Gramsci, les classes dominantes consolident leur autorité en imposant un système de valeurs et de normes perçues comme universelles et naturelles, légitimant ainsi leur prééminence. Ces valeurs ne se limitent pas aux structures politiques, mais s’enracinent profondément dans les sphères culturelle et morale du pouvoir. Ainsi, dans sa pensée, l’hégémonie incarne une relation de pouvoir où se mêlent consentement et coercition : le consentement nait d’un travail intellectuel, idéologique et moral influençant le sens commun, tandis que la coercition s’exerce par les dispositifs étatiques pour maintenir un ordre social favorable à la classe dominante. Ainsi, une hégémonie aboutie repose nécessairement sur l’articulation entre contrainte et adhésion. Dès lors, afin de façonner l’imaginaire collectif et d’obtenir l’adhésion des masses, les valeurs dominantes sont diffusées à travers les appareils idéologiques et les instruments de répression, parmi lesquels l’école, les médias et les productions culturelles occupent une place prépondérante.
Dans le domaine éducatif, cette domination se manifeste par la légitimation, mais aussi l’intériorisation, des inégalités sociales. En transmettant des savoirs et des normes historiquement produits et établis par la classe dirigeante, comme l’ont montré Bourdieu et Passeron dans Les Héritiers et La Reproduction, l’école entérine les logiques de domination tout en revendiquant une volonté de les combattre. Ainsi, les contenus pédagogiques, les pratiques évaluatives et l’organisation des filières scolaires, loin d’atténuer les disparités, tendent non seulement à les consolider, mais aussi à les rendre invisibles. Cela alimente et perpétue l’illusion méritocratique, selon laquelle la réussite scolaire reposerait exclusivement sur le « mérite » individuel, dissimulant les mécanismes sociaux et les biais structurels qui façonnent cette réussite. En effet, si chaque enseignant·e, à son échelle, lutte dans sa classe contre les inégalités sociales, son action s’inscrit néanmoins dans un cadre structurel qui perpétue, à son insu, l’hégémonie culturelle. Pris·es dans les contradictions d’un système éducatif qui reconduit structurellement les inégalités, les enseignant·es se trouvent contraint·es d’articuler leur engagement avec des logiques institutionnelles parfois antagonistes. Cette tension entre aspirations individuelles et contraintes systémiques illustre l’ambivalence du rôle de l’école, à la fois vecteur d’émancipation et instrument de légitimation des rapports de domination.
La délégitimation du discours des enseignant·es : un outil de maintien de l’hégémonie
La réaction particulièrement virulente de l’assemblée plénière de la CIIP et le ton comminatoire de son président face à la conférence de presse de rentrée du SER, témoignent parfaitement du besoin pressant de la classe dominante de réaffirmer et de légitimer sa suprématie. En cherchant à disqualifier les revendications des enseignant·es, cette instance a agi en véritable agent de l’hégémonie culturelle, s’efforçant d’étouffer toute critique visant à exposer les dysfonctionnements structurels et systémiques du système éducatif. Cette stratégie idéologique de disqualification se déploie fréquemment autour de deux axes : d’une part, réduire les enseignant·es à une prétendue « caste de privilégié·es », surestimant leurs avantages tout en occultant la dégradation continue de leurs conditions de travail ; d’autre part, caractériser leurs revendications comme naïves, irréalistes ou déconnectées des réalités socio-économiques, dans le but d’imposer la vision néolibérale d’un système économique et politique conçu comme modèle inéluctable de rationalité. En l’occurrence, les membres de la CIIP sont allé·es jusqu’à tenir directement les enseignant·es responsables non seulement des difficultés de l’école inclusive, mais également de l’image dégradée de celle-ci. Cependant, cette hostilité ne saurait être considérée comme fortuite : elle obéit avant tout aux impératifs d’ordre de la classe dirigeante, soucieuse de consolider sa domination et d’en neutraliser les contestations. L’ardeur à délégitimer le discours des enseignant·es n’est nullement anodine. Elle s’explique notamment par leur statut de fonctionnaires, qui leur confère une stabilité professionnelle souvent supérieure à celle des travailleur·ses du secteur privé. Perçu comme une menace par les autorités, ce statut de pouvoir social perçu comme un levier de résistance potentiel explique l’énergie déployée pour isoler les enseignant·es, affaiblir leur cohésion et discréditer leur parole.
Repenser l’école et le travail : un pouvoir d’agir pour les enseignant·es
Si, pour s’imposer et se perpétuer, le pouvoir politique doit obtenir le consentement, même passif et inconscient, de la population, le concept d’hégémonie se révèle chez Gramsci être à la fois une grille de lecture rigoureuse permettant une analyse précise des modes de déploiement du pouvoir de la classe dominante, et une finalité stratégique à atteindre pour les groupes subalternes. Ainsi, Gramsci invite à une réponse radicale face à cette hégémonie culturelle imposée par la classe dominante : élaborer une contre-hégémonie en développant une nouvelle conception du monde. Cela implique non seulement de déconstruire les discours dominants en exposant les réalités concrètes vécues sur le terrain, mais aussi de démontrer que les revendications des enseignant·es ne se limitent pas à leurs conditions de travail ; elles sont indissociables de l’avenir de l’école publique en tant qu’institution émancipatrice. Toute révolution commence par une révolution du « sens commun », c’est-à-dire une remise en question critique des idées et pratiques quotidiennes acceptées et reproduites sans être remises en question.
Face aux tentatives d’intimidation, il est impératif que le corps enseignant ne cède pas à la disqualification ou au discours réducteur imposé par la classe dominante. Bien au contraire, il lui revient de se réapproprier le récit culturel de sa profession en dévoilant les réalités concrètes du quotidien scolaire. Cela implique de mettre en lumière les difficultés auxquelles il est confronté, non comme les conséquences d’une fatalité rationnelle ou irrévocable, mais bien comme le résultat de choix politiques qui conditionnent et entravent l’accomplissement de la mission éducative. Pour contrer cette hégémonie culturelle, les enseignant·es doivent engager une critique active des discours dominants, en réinscrivant leur parole dans le débat public et en redonnant à leur action pédagogique son rôle émancipateur. Iels peuvent s’appuyer sur une vérité fondamentale que rappellent Graeber et Wengrow : il n’existe pas de « nature humaine » intrinsèquement inégalitariste, dominatrice ou hiérarchique. Cette perspective offre une lueur d’espoir et affirme qu’il est non seulement possible, mais nécessaire, de combattre les inégalités sociales à l’école comme dans la société. En incarnant cette lutte et en reconstruisant un sens commun fondé sur la justice et l’égalité, le corps enseignant peut devenir un acteur clé d’un véritable changement social, au service d’une école plus inclusive et réellement démocratique. Cependant, pour que cette réappropriation du récit culturel prenne tout son sens, il est également essentiel que le corps enseignant lutte pour reprendre le contrôle du contenu même de son travail. Ce pouvoir d’agir, trop souvent confisqué par des politiques éducatives dictées par des logiques libérales, est une condition fondamentale pour bâtir une école véritablement inclusive. En recentrant le contenu du travail sur les aspirations émancipatrices qui devraient guider l’institution scolaire, le corps enseignant peut redonner à son métier toute sa dimension transformatrice.
Les réflexions de Bernard Friot, Bernard Vasseur et Nicolas Framont, parmi d’autres, offrent des pistes précieuses pour penser cette réappropriation. Friot et Vasseur appellent à replacer le travail dans une perspective de construction collective, détachée des injonctions productivistes et aliénantes, tandis que Framont insiste sur la nécessité de politiser les débats autour des conditions et des finalités du travail. Ces thèses ouvrent des horizons prometteurs pour envisager des luttes qui placent le contenu du travail éducatif au cœur des revendications, et qui permettent ainsi aux enseignant·es de renouer avec leur pouvoir d’agir.
La suite de cette réflexion s’attachera à explorer les moyens concrets par lesquels le corps enseignant peut à la fois se réapproprier le récit de sa profession et lutter pour faire du contenu de son travail un levier de transformation sociale. Cette double réappropriation constitue une étape essentielle pour répondre aux défis de l’école inclusive et pour engager une véritable révolution du sens commun.