Les enseignant·es, boucs émissaires d’une politique de l’échec
Comme évoqué le mois dernier, en réponse à la conférence de presse de rentrée du SER, les membres de l’assemblée plénière de la CIIP ont choisi d’esquiver le dialogue en lui reprochant d’avoir partagé publiquement les insatisfactions et les préoccupations du corps enseignant. Aussi, au lieu de contribuer à une réflexion constructive sur l’amélioration du système, nos magistrat·es ont préféré formuler des remontrances et prodiguer des recommandations en matière de communication. Pourtant, depuis des années, les enseignant·es compensent par leur dévouement et leur ingéniosité le manque de ressources allouées aux politiques éducatives. D’ailleurs, bien que l’école inclusive relève aujourd’hui d’une obligation légale, les associations professionnelles continuent de se heurter à une apathie et un immobilisme persistants lorsqu’elles remontent les difficultés du terrain. Ici, loin d’être simplement ignorées, ces revendications ont suscité une vive réaction : les autorités, au lieu d’y répondre, ont préféré inverser les responsabilités, accusant le SER de s’opposer au déploiement d’une école inclusive.
De surcroit, au lieu de s’interroger sur les motifs de la « mauvaise note » attribuée par les enseignant·es dans le cadre de l’enquête de satisfaction menée par le SER et LCH, Christophe Darbellay préfère les vilipender. La loi de Goodhart démontre que lorsque des objectifs quantitatifs deviennent des critères d’évaluation, ils se vident de leur sens. Ce mécanisme, bien documenté dans les sciences sociales, s’applique également à l’évaluation des élèves par des notes, qui tendent à encourager des stratégies superficielles au détriment d’une véritable compréhension des apprentissages. Pourtant, expérimentant à son insu les effets de cette loi, Christophe Darbellay semble mal accepter d’être évalué avec les outils imposés aux élèves dans le cadre scolaire. L’ironie de cette situation devrait ouvrir une réflexion plus large sur la pertinence des notes et, en particulier, de la moyenne, dans les systèmes d’évaluation. Finalement, critiquer la forme plutôt que de s’attaquer au fond constitue une esquive classique, permettant aux responsables politiques d’éluder les failles structurelles.
Lors de cette rencontre, le SER a souligné que si les associations cantonales étaient davantage considérées, la faitière n’aurait pas été contrainte de communiquer publiquement les difficultés du corps enseignant. Ainsi, cette « mauvaise note » illustre également la détérioration progressive du partenariat social, phénomène constaté et dénoncé uniment depuis plusieurs années par les syndicats. Ce billet constitue donc un acte de résistance face à cette nouvelle tentative de silenciation car, pour initier un changement significatif, il est impératif de retrouver non seulement l’autonomie et la reconnaissance perdues, mais aussi de mettre en lumière et dénoncer les stratégies culpabilisantes employées par les autorités. Celles-ci, en présentant les fonctionnaires et tout particulièrement les enseignant·es comme des privilégié·es, instrumentalisent ces arguments dès que leurs conditions de travail sont évoquées. Dans ce contexte, reprendre pleinement notre agentivité exige de déconstruire ces discours réducteurs, conçus pour réprimer toute critique à l’encontre des politiques néolibérales.
Formations, collaboration et moyens : les oubliés de l’inclusion scolaire
La qualité de la formation et le sentiment de compétence des enseignant·es constituent les piliers essentiels de la réussite des élèves, comme l’a confirmé la méta-analyse de John Hattie. Dans ce contexte, il faut donc se demander pourquoi les autorités, dépositaires des orientations stratégiques en matière d’éducation, persistent à refuser l’allongement de la durée de la formation initiale des enseignant·es du primaire. En effet, depuis 2007, les HEP et les associations professionnelles alertent sur l’impossibilité de former des généralistes en trois ans ; pourtant, les autorités s’obstinent à sous-former leurs enseignant·es, bien en deçà des standards de l’OCDE.
En 2016, Genève a renoncé à assurer la formation continue des enseignant·es sur temps scolaire et ce, peu après l’adoption de la loi sur l’école inclusive, id est précisément au moment où les professionnel·les auraient eu besoin d’une formation renforcée pour se sentir solidement outillé·es et capables de répondre à ce nouveau défi. Depuis lors, le corps enseignant bénéficie d’une formation continue manifestement insuffisante. Par ailleurs, paradoxalement, l’introduction des équipes pluridisciplinaires dans les écoles a contribué à établir une conception selon laquelle les enseignant·es ne seraient pas en mesure de gérer certaines situations. Or, selon le modèle de réponse à l’intervention1 , près de 80 % des difficultés des élèves relèvent de la simple différenciation, tandis que 15 % nécessitent une différenciation renforcée, qui peut être soutenue par d’autres professionnel·les, mais toujours considérée comme relevant des compétences de l’enseignement régulier et de la responsabilité des titulaires.
La chercheuse québécoise Nathalie Trépanier met en avant l’importance cruciale d’une collaboration harmonieuse et structurée entre les professionnel·les pour assurer le bien-être des élèves et instaurer un environnement d’apprentissage optimal. Selon elle, la synergie entre les membres d’une équipe éducative est primordiale pour offrir un soutien holistique, réellement adapté aux besoins hétérogènes des élèves. Dans ses travaux, elle souligne que cette collaboration repose sur plusieurs éléments fondamentaux : une communication ouverte et transparente 2; une définition claire des rôles et responsabilités3 ; le respect et la valorisation des spécificités de chaque expertise4 ; la formation commune et le développement professionnel partagé 5 et enfin, un processus de médiation en cas de conflit6 .
Si la pluriprofessionnalité dans les écoles peut effectivement constituer une source inestimable d’enrichissement et de développement professionnel, il demeure impératif que cette collaboration se construise dans un cadre explicitement dédié et rigoureusement formalisé. Or, ce temps indispensable de formation mutuelle, d’élaboration de bases communes et de soutien repose aujourd’hui exclusivement sur le bon vouloir des équipes. Le sentiment de compétence des enseignant·es étant déterminant pour la réussite des élèves, refuser de formaliser de tels espaces revient à leur imposer la charge de l’école inclusive sans leur donner le temps et les outils nécessaires pour la réaliser pleinement. Plus encore, ces mêmes politicien·nes qui s’obstinent à investir insuffisamment dans la formation des enseignant·es continuent de promouvoir des MER élitistes et exclusifs, consolidant un modèle éducatif structurellement inadapté à la diversité des profils d’élèves. Ce choix compromet gravement toute prise en charge flexible et véritablement inclusive. De son côté, loin de reconnaitre cette réalité inégalitaire, Christophe Darbellay admet sans ambages ne pas viser une intégration totale. Il se satisfait ainsi d’une école qui restera toujours imperméable à une partie des élèves. Ainsi, face à cette réalité, plutôt que d’assumer leur propre échec stratégique, les magistrat·es de la CIIP préfèrent blâmer le SER, l’accusant de rejeter l’école inclusive dès lors qu’il en dénonce les failles pour proposer des solutions concrètes. En vérité, ce sont bien les politiques qui, en refusant d’instaurer une formation initiale et continue adéquate pour le personnel enseignant, compromettent toute perspective d’inclusion véritable. Aussi, celles et ceux qui détiennent les clés de la réussite de l’école inclusive choisissent délibérément de s’en désengager. Ils se déchargent de toute responsabilité en blâmant celles et ceux qui, sur le terrain, pallient chaque jour les lacunes de leur vision étroite et classiste.
1 Le modèle de Réponse à l’Intervention (Response to Intervention, RTI) a été initialement élaboré aux États-Unis au début des années 2000. Conçu pour répondre aux besoins des élèves en difficulté d’apprentissage, ce modèle s’appuie sur des recherches menées par plusieurs chercheur·euses, parmi lesquel·les Stanley Deno et ses collègues sont particulièrement reconnu·es pour leur influence déterminante. L’idée centrale du RTI repose sur l’identification objective des difficultés des élèves sans recours systématique à un diagnos- tic médical ou psychologique. Il propose une approche progressive structurée en trois niveaux d’intervention, chacun visant à offrir un soutien adapté à l’intensité des besoins identifiés.
2 Les professionnel·les doivent pouvoir partager leurs observations et leurs préoccupations dans un espace de confiance, favorisant une approche commune face aux défis rencontrés en classe.
3 Pour éviter les chevauchements et les conflits, chaque membre de l’équipe doit connaitre précisément son rôle et ses responsabilités. Cette clarification permet de maximiser les compétences et de coordonner les interventions.
4 Trépanier insiste sur le fait que chaque professionnel·le apporte une perspective unique et complémentaire. En valorisant ces différentes expertises, l’équipe peut aborder les situations avec des stratégies diversifiées et enrichir la qualité du soutien offert aux élèves.
5 Selon Trépanier, les formations et ateliers partagés permettent d’harmoniser les pratiques, d’apprendre à se connaitre en tant qu’équipe, et d’intégrer des méthodologies communes dans la gestion des défis psychosociaux ou pédagogiques.
6 Trépanier reconnait que des désaccords peuvent survenir, notamment lorsque les valeurs ou les approches diffèrent. Elle recommande des processus de médiation ou d’accompagnement, pour aider les équipes à résoudre les tensions de manière constructive.