Première partie

Chaque année, en septembre, une délégation du SER est invitée à l’assemblée du personnel de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP). La « C deux I P » – comme aime à l’appeler son président, Christophe Darbellay – est composée des conseillers, conseillères d’État et ministres en charge de l’éducation des cantons de Berne, Fribourg, Genève, Jura, Neuchâtel, Tessin, Valais et Vaud. Cette année, je me suis jointe à la délégation, naïvement motivée à aborder des sujets essentiels tels que la formation initiale et continue des enseignant·es ou l’école inclusive en vue de répondre aux besoins actuels de l’école et des élèves. Nous avions été averti·es que l’accueil risquait d’être glacial en raison de communications du SER, jugées trop critiques par les magistrat·es. En effet, lors de sa traditionnelle conférence de presse de rentrée, le SER a présenté les résultats de l’enquête de satisfaction menée auprès de ses membres dans le courant du premier semestre de 2024. Ce rapport a visiblement déplu aux magistrat·es en charge de l’éducation et de la formation des cantons romands et du Tessin. Malgré ces avertissements, la délégation, confiante, avait préparé la séance dans la perspective d’un échange respectueux et constructif, même si ce dernier devait débuter par une démonstration de force.

Offensive coordonnée contre le SER, relai des réalités du terrain

Lorsque nous sommes introduit·es avec près d’une demi-heure de retard, la parole est donnée brièvement à David Rey, président du SER, qui rappelle les conclusions de l’enquête menée en début d’année. Celle-ci révèle que si les enseignant·es apprécient le lien avec leurs élèves, les familles et leur hiérarchie, le manque de moyens alloués notamment à l’école inclusive affecte leurs conditions de travail et leur santé. Ainsi, la moyenne de 3,9 attribuée par les enseignant·es, bien que modeste, traduit leur attachement à leur mission tout en mettant en évidence les points à améliorer, comme signalé dans le communiqué de presse du 8 aout 2024.

Christophe Darbellay ouvre alors le bal, visiblement troublé par la modération de cette analyse qui contraste, selon lui, avec la fermeté du message relayé publiquement par notre faitière lors de sa conférence de presse. Il cède ensuite la parole à ses collègues dont le ton varie entre hostilité et condescendance.

Stéphane Borloz, chef du Département de l’enseignement et de la formation professionnelle du canton de Vaud et titulaire du Champignac d’argent 2022, renchérit, se disant rassuré par notre discours du jour, mais inquiet quant à notre communication officielle. Pour lui, il est incohérent de se plaindre de l’image négative de l’école véhiculée dans l’opinion, tout en contribuant à son développement à travers de trop vives critiques.

Martial Courtet, ministre de la Formation, de la Culture et des Sports du Jura, nous accuse de desservir notre cause en manquant de modération dans nos propos. Il souligne les efforts déployés par lui et ses collègues pour l’école, et avertit que notre ligne actuelle pourrait nous couter la confiance des familles, durement acquise pendant la pandémie. Selon lui, le discours trop critique du SER, en projetant une image si sombre du métier, n’aide pas non plus à appréhender la pénurie d’enseignant·es dont souffrent de nombreux cantons.

Sylvie Bonvin-Sansonnens, ministre de la Formation et des Affaires culturelles à Fribourg, partage à son tour ses efforts pour établir un partenariat avec les syndicats et les associations professionnelles. Elle mentionne néanmoins que certain·es enseignant·es spécialisé·es lui ont confié ne plus oser se désigner comme tel·les à cause de nos critiques envers l’école inclusive.

Crystel Graf, ministre de la Formation, des Finances et de la Digitalisation à Neuchâtel, exprime sa satisfaction quant à notre message du jour, tout en regrettant le titre de notre communiqué de presse du 22, « Les enseignant·es sont mécontent·es ». Elle suggère un intitulé plus positif, tel que « Les enseignant·es aiment leur métier », jugé plus constructif 1.

Elle compare, tout en s’en désolidarisant, notre message au sujet de l’école inclusive à celui de son président de parti au niveau national, Thierry Burkart.

Pierre-Etienne Zürcher, secrétaire général adjoint au Département de l’instruction publique et de la culture bernois, prend la parole à son tour pour relayer les courriers « au vitriol » parus dans la presse, visant les enseignant·es. Ces attaques virulentes seraient en grande partie la conséquence directe de notre communication.

Monsieur Berger, représentant du Tessin, explique avoir présenté l’école inclusive dans de nombreux établissements et avoir constaté l’enthousiasme des enseignant·es. Il se dit choqué par notre communication, qui laisse entendre que l’école inclusive serait parfois une source d’épuisement pour les enseignant·es.

Anne Hiltpold, ministre genevoise, se désolidarise également des propos de Thierry Burkart au sujet de l’école inclusive. Selon elle, cette politique est une réalité incontournable, et c’est un devoir de l’aborder collectivement. Elle ajoute cependant que beaucoup d’enseignant·es, à l’instar du président du PLR, semblent s’opposer à l’école inclusive et souligne que les syndicats ont un rôle crucial à jouer auprès de leurs membres pour aborder ces questions.

Le communiqué de la discorde ou quand la critique syndicale dérange

Christophe Darbellay clôt la séance en exprimant avec force son indignation face à notre communication, précisant d’emblée qu’il ne partage pas la modération de ses collègues et de David Rey. Il rappelle avec une pédagogie rogue que 3,9 ne permet pas d’atteindre la moyenne, et en déduit que les enseignant·es, à travers cette note, manifestent clairement leur insatisfaction vis-à-vis de leur métier ou de leur employeur, rejetant ainsi d’emblée l’idée qu’iels puissent apprécier leur travail tout en souffrant de la charge excessive induite par la gestion actuelle et néolibérale des systèmes scolaires. Selon lui, si nous ne pouvons pas viser une intégration totale, nous devrions au moins la viser pour celles et ceux pour qui c’est possible. Aussi, il considère que notre message offense les efforts de diversification que l’école inclusive devrait incarner.

De plus, bien qu’il réitère à plusieurs reprises son aversion pour l’expression « école inclusive », dans un élan d’indignation théâtrale, il accuse notre discours de porter atteinte à la dignité de sa cousine trisomique ou d’une élève musulmane ayant obtenu sa maturité, insinuant qu’il viserait à les exclure de l’école. Enfin, au comble de sa colère, il conclut que les enseignant·es doivent être là pour tous les élèves, et non uniquement pour les « blonds aux yeux bleus ».

Le miroir du terrain : ce que les politiques ne veulent pas entendre

Inutile de préciser qu’il restait peu de temps pour répondre ou engager un véritable dialogue constructif — ce qui, de toute évidence, n’était probablement pas l’objectif initial. Je poursuivrai cette analyse le mois prochain, mais ces interventions montrent déjà clairement que les magistrat·es préfèrent blâmer les syndicats pour les difficultés rencontrées par le personnel éducatif plutôt que de s’attaquer aux véritables problèmes : sous-financement chronique, politique d’inclusion sans moyens adéquats, et un manque de reconnaissance systémique.

Insinuer que le SER serait responsable de la pénurie ou que les enseignant·es s’opposeraient à l’école inclusive, alors que ce sont justement les carences en soutien qui minent leurs efforts quotidiens, relève d’une tentative de culpabilisation et d’intimidation, tout en constituant un renversement indécent de responsabilités. Le rôle des syndicats est précisément de faire remonter les difficultés du terrain afin de chercher et d’y trouver, avec les responsables politiques, des réponses concrètes. Encore faut-il que le terrain soit entendu et que des solutions soient vraiment recherchées. À moins, bien sûr, que l’inclusion ne soit finalement qu’un concept creux, principalement destiné à masquer une politique systémique de l’exclusion.

1 Le communiqué de presse du 8 aout, fustigé par les magistrat·es, s’intitulait « Satisfaction professionnelle des enseignant·es : Il y a de la marge pour des améliorations ». Celui auquel fait allusion la magistrate, daté du 22 mai, est quant à lui sobrement intitulé « Principaux résultats de l’enquête menée par le SER et le SSP ». Le titre évoqué par la magistrate est vraisemblablement un titre de presse.

Francesca Marchesini, présidente de la SPG