Sabrer la formation des enseignant·es, c’est faire payer les élèves !
Une fois de plus, l’actualité me conduit à interrompre mon analyse du rapport sur la gouvernance des établissements. En vue des votations du 22 septembre, il me parait primordial d’évoquer notre formation initiale. Il sera en effet essentiel de se mobiliser largement dans les urnes pour défendre le principe d’une formation universitaire en quatre ans.
Il aura fallu moins d’une année à la nouvelle législature pour faire reculer l’école genevoise de trente ans. Alors que la tendance globale est à l’augmentation du nombre d’années d’études, le Grand Conseil a adopté le 2 février 2024 la loi 11926, visant à réduire la formation initiale des enseignant·es de l’école primaire. Ce vote ne fait que consacrer le mépris que porte la droite genevoise à l’égard des premiers degrés de la scolarité obligatoire, où l’on se contente visiblement de « torcher des fesses ».
Cette nouvelle iniquité dirigée contre l’école publique, et tout particulièrement l’école primaire, ne repose en effet que sur des arguments fallacieux et dogmatiques. Alors même que les exigences de la profession ne cessent de croitre, la droite pourtant si prompte à dénoncer un nivèlement par le bas, défend ici une vision réductrice et minimaliste, tant du travail enseignant·es que des contenus des enseignements prodigués aux plus jeunes élèves. Une formation en trois ans ne permettrait par ailleurs ni de réduire les couts, ni d’assurer plus de pratique, puisque les étudiant·es à Genève passent actuellement plus de temps sur le terrain dans le cadre de leur formation que dans les autres cantons ( 40 % contre 25 % par exemple, à la HEP Vaud ). Malheureusement, comme souvent lorsqu’il s’agit d’école, le débat est biaisé et les instigateurs de la loi décrivent spécieusement une formation purement académique qui produirait des enseignant·es dénué·es d’expérience professionnelle, totalement démuni·es au moment de débuter dans le métier. Les arguments abscons soutenant le raccourcissement de la formation, faute d’arguments véritables, relèvent davantage de l’idéologie et d’une rhétorique populiste que du pragmatisme. Lors des débats du 2 février 2024, les interventions des député·es du PLR, de LJS, du Centre, du MCG et de l’UDC peinaient à dissimuler leur mépris à l’égard de la profession et, in extenso des enseignant·es. Pourtant, en prétendant porter leur voix, ces député·es ont capté la parole des personnels de l’éducation, sans égard pour leur expertise et n’ont fait qu’illustrer leur méconnaissance du système scolaire qu’ils·elles prétendent soutenir.
Polyvalence et mobilité
La formation universitaire genevoise actuelle est la seule qui assure, par ses apports à la fois théoriques et pratiques, un haut degré d’expertise et une pratique réflexive, tout en préservant le statut de généraliste et la polyvalence des enseignant·es, leur permettant d’enseigner toutes les disciplines sur l’ensemble de la scolarité primaire. Dans un contexte social où les carrières se prolongent et la mobilité professionnelle devient un enjeu de santé au travail, il est tout simplement inepte de vouloir accélérer l’accès au marché du travail, tout en réduisant la mobilité des futur·es professionnel·les. En effet, selon les responsables suisses des formations d’enseignant·es, un cursus en trois ans ne permet plus aujourd’hui de former des généralistes. Aussi, une réduction de la formation initiale induirait de facto un report considérable sur la formation continue tout en contraignant les étudiant·es à se spécialiser. Or, une telle spécialisation porterait préjudice à la qualité même de l’enseignement : le principe de la polyvalence intercycle assure en effet la prévention de nombreuses difficultés d’apprentissage et une progression cohérente au fil des huit années que compte l’école primaire. Enfin, si Anne Hiltpold a allégué lors des débats parlementaires que seul·es cinq enseignant·es changent de cycle par année, elle occulte les collègues travaillant de facto ou potentiellement dans les deux cycles, tel·les les ECSP, les enseignant·es complémentaires ou encore les titulaires d’une 4-5P.
De l’exode putatif en terre vaudoise
Toujours selon la ministre et quelques député·es, les étudiant·es genevois·es militeraient pour une formation plus courte et plus concrète, choisissant de se former à Lausanne, car la première année du cursus genevois serait trop théorique. Or cet « exode » est lié principalement au numérus clausus imposé par le DIP. Les étudiant·es n’ayant pas été retenu·es préfèrent d’ailleurs généralement poursuivre leurs études à Genève et se représenter l’année suivante. Ce cursus en quatre ans n’a de surcroit rien de rédhibitoire pour les étudiant·es qui plébiscitent la formation actuelle et s’opposent, par le biais de leur association, l’ADEFEP, à toute révision à la baisse. Cette année encore, 192 candidat·es ont déposé un dossier pour les 100 places mises en concours. Si ce tourisme estudiantin coute si cher au canton, il suffit ainsi de lever le numérus clausus pour le limiter.
Des besoins en formation avérés pour répondre aux enjeux actuels
Par ailleurs, cette loi s’inscrit non seulement à l’encontre de l’augmentation de la complexité des situations et des besoins dans un canton urbain présentant une grande diversité sociale, mais elle est totalement irresponsable au regard des enjeux que les enseignant·es doivent appréhender aujourd’hui, notamment depuis la mise en œuvre de l’école inclusive qui met en exergue, au contraire, le besoin de prolonger la formation initiale, selon les recommandations de swissuniversities. Déjà, en 2007, la Conférence suisse des recteurs des Hautes écoles pédagogiques affirmait que « l’activité enseignante et éducative des enseignant·es de la scolarité obligatoire est devenue tellement exigeante qu’une formation de bachelor de trois ans ne suffit plus pour enseigner à l’école obligatoire; en demandant aux futur·es enseignant·es de la scolarité obligatoire de suivre un cursus de master (neuf à dix semestres d’études), on renforce sensiblement l’attractivité de la profession et ce, tant auprès des enseignant·es qu’au sein de la société ».
La Suisse, exception européenne
Si Genève reste aujourd’hui le seul canton suisse à proposer une formation universitaire d’une durée de quatre ans, sur le plan international, elle est loin d’être marginale. Dans les pays de l’OCDE, toutes les formations durent désormais au moins quatre ans. Le Québec propose une formation universitaire de quatre ans, comparable au modèle genevois. L’Allemagne, la France et l’Italie exigent une formation de niveau master, soit de cinq ans, tout comme les pays dont les élèves obtiennent les meilleurs résultats aux tests PISA, à savoir la Finlande et la Corée du Sud. La Suisse, à l’exception de Genève, fait donc partie des derniers pays qui forment ses enseignant·es primaires en trois ans. D’ailleurs, swissuniversities explore et travaille sur une augmentation de la durée de la formation des enseignant·es pour l’ensemble des HEP suisses.
De surcroit, même si, pour l’instant, l’exigence de reconnaissance de la CDIP 1 demeure obstinément au niveau bachelor, rien n’interdit à Genève de fixer un palier plus ambitieux. Il faut combattre la vision spécieuse de la droite réduisant la formation genevoise au prétexte de s’aligner aux normes minimalistes suisses. Les citoyen·nes sont en effet en droit d’attendre davantage d’ambition de la part de leurs dirigeant·es et d’exiger, en soutenant le référendum dans les urnes, que Genève ne dilapide pas les formidables ressources en formation dont elle dispose afin de ne pas avoir à rougir dans quelques années de sa récente et dogmatique petitesse de vue.
La Suisse, mauvaise élève ?
En outre, selon la dernière étude PISA, le système scolaire suisse s’avère plus inégalitaire que la moyenne des pays de l’OCDE. En mathématiques, notamment, plus de 100 points d’écart ont été mesurés entre les élèves issu·es des milieux les moins favorisés et celles et ceux des milieux les plus favorisés. Un écart qui se creuse depuis 2015 et qui démontre que l’origine socioéconomique et le parcours migratoire demeurent des facteurs déterminants de la réussite scolaire en Suisse. Par ailleurs, les études ont clairement établi une corrélation entre la qualité et la longueur de la formation des enseignant·es et les résultats scolaires de leurs élèves. Ainsi, supprimer une année d’études reviendrait tout simplement à affaiblir le niveau global de formation dont souffriraient en premier lieu les élèves les plus vulnérables du canton.
Faut-il un master pour « torcher des fesses » ?
La formation actuelle professionnalise les futur·es enseignant·es en leur permettant de construire la capacité d’interroger leur pratique et leur environnement. Prétendre que l’enseignement ne requière aucune autre compétence que celle acquise dans la pratique, revient à dire que seule l’expérience forge les enseignant·es qui n’auraient ainsi nul besoin de développer des compétences, mais se contenteraient d’exécuter un savoir-faire ou d’appliquer quelques « trucs et astuces ». Pourtant, la seule transmission du savoir ne suffit pas, elle n’est qu’un préalable à la compréhension des enjeux de notre époque. Plus qu’un simple legs de la connaissance, l’école doit développer la compétence d’adaptation aux problématiques de son temps, ce que le philosophe Michel Foucault appelle : problématiser le présent. Priver les enseignant·es de ce bagage d’outils réflexifs et les restreindre à l’observation de la profession in vivo, c’est les condamner à devenir une cristallisation sclérosée de leur temps et non des visionnaires averti·es, capables de changer l’école, capables de changer le monde.
1 Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux de l’instruction publique, www.edk.ch
Francesca Marchesini, présidente de la SPG
Paru dans l’Éducateur, aout 2024