Partie 2 : le rôle de l’État dans un système néolibéral
Les productions théoriques et le parcours militant de Bourdieu permettent de percevoir facilement l’impact d’un discours qui se veut rationnel et réaliste sur la nouvelle gestion des services publics soumise à la loi du marché. Ainsi, « ni science ni phantasme le discours dominant est une politique, c’est-à-dire un discours puissant, non pas vrai, mais capable de se rendre vrai » : il ne suffit pas de parler « d’idéologie dominante » pour échapper à l’idéalisme ; l’analyse doit suivre les métamorphoses qui transforment le discours dominant en mécanisme agissant. Le discours dominant n’est que l’outil d’une politique performative « qui contribue à sa propre réalisation parce que ceux qui la produisent ont intérêt à sa vérité et qu’ils ont les moyens de la rendre vraie 1 ». Ainsi, l’époque néolibérale se définit par le fait que « le capital économique fonctionne à la fois comme pouvoir matériel et symbolique dans le champ économique et comme principe de domination suprême sur toutes les formes de capital, en particulier politique, médiatique et culturel, lesquelles ne trouvent alors de légitimité qu’à servir, justifier, voire encenser l’accumulation du capital économique » 2.
En outre, la particularité de cette révolution symbolique néolibérale réside dans son caractère global : « elle affecte l’ordre tout entier, et même le monde dans sa quasi-totalité. Elle est d’autant plus difficile à percevoir et à concevoir qu’elle transforme tous les champs qui se sont constitués en opposition à l’économie économique en leur imposant la norme qu’ils avaient pour vocation historique de contenir et de combattre. La réalité est donc hautement contradictoire ou dangereusement anomique par le fait même que c’est la dimension de l’obligation symbolique qui tend à faire l’objet d’une dénégation collective, jusque dans l’État, au nom de la toute-puissance symbolique de l’économie monétaire et des intérêts privés. 3 » Ainsi, Bourdieu repère que l’habitus capitaliste promeut subjectivement le calcul économique rationnel permettant de légitimer l’extension de la rationalité économique au champ du pouvoir. Toutefois, « le discours de pouvoir ne se justifie jamais que du bout des lèvres et lors même qu’il répond à des questions que lui posent ou lui opposent, souvent en action, les groupes ou les classes auxquels il entend s’imposer, il n’est que secondairement destiné à emporter leur conviction. Il a pour fonction première d’orienter une action et de maintenir la cohésion des exécutants en renforçant, par la réaffirmation rituelle, la croyance du groupe dans la nécessité et la légitimité de son action 4 ».
Si le capitalisme suppose l’accumulation originelle de dispositions à l’accumulation, ce processus d’inculcation est le résultat « d’une lutte sociale et politique » dont l’objectif recherché est précisément la construction d’une réalité sociale dans laquelle l’accumulation est pleinement « anthropologisée », c’est-à-dire réalisée dans l’habitus. Autrement dit, la théorisation d’une rationalité capitaliste supposée universelle est forcément historiquement située à partir d’un individu socialisé par le marché, structuré par un habitus capitaliste et si aujourd’hui nous avons tant de mal à envisager d’autres systèmes économiques que le modèle productiviste et extractiviste qu’est devenu le modèle néolibéral, qui par sa vocation expansionniste s’est globalement étendu à l’ensemble des pays occidentaux, même ceux affichant une politique communiste, c’est à cause de ce discours dominant, produit collectivement dès les années 1945 dont la fonction première est d’exprimer et de produire l’intégration logique et morale de la classe dominante.
Néolibéralisme : nouvelle forme de domination ?
Ainsi, pour rendre compte de l’analyse bourdieusienne de la révolution néolibérale, il faut le resituer comme théoricien d’une sociologie de la domination où ce qui permet de rendre compte de l’emprise qu’exerce un groupe ou une institution sur les agents sociaux est l’articulation à divers degrés de la violence physique et de la violence symbolique. Ainsi le « néolibéralisme désigne chez Bourdieu la forme nouvelle de la domination symbolique et politique qui s’exerce sur la société contemporaine à la fin du XXe siècle, et ceci à une époque où l’État est accaparé et dirigé par une oligarchie convertie aux idéaux du capitalisme mondialisé, ce qu’il appellera plus tard la main droite de l’État » 6. À ce titre, Bourdieu conceptualise le néolibéralisme comme « principe théorique et doxique d’une nouvelle forme d’action d’État qui n’est plus seulement orientée vers le maintien de l’ordre public sur un territoire et l’unification d’un marché nation, mais sur la construction d’un marché mondial et la participation active à la concurrence qu’il impose » 7. Il constate que l’État est de plus en plus contrôlé par une haute fonction publique qui semble être progressivement entrée en fusion avec les dirigeants de la finance et de l’économie et enregistre ainsi une profonde transformation du système de domination. Ce travail sous-terrain mais néanmoins manifeste aboutit comme nous l’avons vu à la domination symbolique et réelle de l’économie dans le champ politique. Ainsi, le néolibéralisme est selon lui l’articulation ou la conjonction de deux forces : ce qu’il appelle la noblesse d’État, soit l’oligarchie politique dominante, très étroitement liée au monde des affaires donc à l’oligarchie économique, constituant ainsi une alliance des fractions dominantes économiques et politiques qui mènent une destruction systématique des services publics par incorporation de l’utopie économique de la science économique dominante. La deuxième force étant justement l’autorité symbolique acquise par l’autorité académique de la science économique.
Néolibéralisme : nouveau mode de gouvernance ?
Bourdieu n’adhère pas plus que Foucault à la thèse trop simpliste selon laquelle le néolibéralisme aspirerait à un État minimal, tel que défini par Adam Smith, ou à l’extension de la marchandisation, voire à l’impérialisme du capitalisme contre l’État. Le néolibéralisme comme mode de gouvernance accorde au contraire une très grande importance au rôle de l’État. Si Foucault perçoit explicitement le néolibéralisme comme une nouvelle forme de gouvernance politique ou une forme spécifique de pouvoir impliquant de nouvelles modalités de gestion, à savoir une manière de conduire des individus, la position de Bourdieu est plus ambigüe. En effet, dans certains textes politiques, il semble rejoindre la vulgate des années 90 dénonçant la marchandisation, la privatisation, le repli de l’État, l’encerclement des États par le marché ; néanmoins, il apparait clairement que Bourdieu conçoit également le néolibéralisme comme un étatisme, qui s’attèle non pas sous la direction d’une noblesse d’État, qui s’est transformée elle-même en abandonnant les idéaux du service public et de l’intérêt général, à la destruction de l’État mais à sa transformation. Rompant ainsi avec la longue tradition issue de la fin du Moyen Âge des constructeurs d’État, des constructeurs de l’Universel à travers la forme politique étatique, cette nouvelle noblesse d’État se convertit aux idéaux du marché mondial en important à l’intérieur de l’État, afin notamment de transformer la société, les logiques du marché mondial au nom des impératifs d’adaptation au marché mondial et de compétitivité. Ainsi Bourdieu conçoit le néolibéralisme comme une logique politique centrale animée par la haute administration en guerre contre ce qu’il nomme la main gauche de l’État à savoir l’ensemble des agents des services publics au contact direct de la population, soit les secteurs du soin sens large (santé, école, social).
Une guerre, c’est bien ce que la droite gouvernementale a déclaré cet automne, non pas à la fonction publique, mais à la main gauche de l’État. Aux coupes de poste dans l’enseignement impliquant pour la première fois une hausse assumée des effectifs de classe à l’école primaire, il faut ajouter les projets de loi en berne qui seront discutés dans les mois à venir, dont la modification de la LPAC, facilitant le licenciement des fonctionnaires, et une formation initiale en trois ans pour les enseignant·es de l’école primaire. Si nous ne parvenons pas à nous mobiliser aujourd’hui, il ne nous restera plus qu’à assister à la destruction méthodique de l’école publique genevoise.
1 Bourdieu Pierre, Boltanski Luc. La production de l’idéologie dominante. In : Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 2, n°2-3, juin 1976.
2 Laval Christian. Foucault, Bourdieu et la question néolibérale. Édition la découverte. Paris 2018. P. 211
3 Ibid, p.212
4 Ibid, p.6
5 Bourdieu Pierre, Boltanski Luc. La production de l’idéologie dominante. In : Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 2, n°2-3, juin 1976. La production de l’idéologie dominante. P. 4
6 Ibid, p.141
7 Ibid, p. 142
Francesca Marchesini, présidente de la SPG
Paru dans l’Éducateur, janvier 2024