Comme si de rien n’était…
Cette année encore a été hautement marquée par le covid-19 et ses divers variants. Si l’intensité d’une situation de plus en plus pesante pour les enseignant·es a crû encore d’un cran en décembre 2021 lorsque le service du médecin cantonal a masqué pendant quelques mois les élèves du primaire dès la 5P, cette année aura aussi été celle où toutes les mesures sanitaires ont pu être levées dans les écoles qui ont finalement retrouvé un semblant de normalité bienvenue et nécessaire. Nous aurons en effet au moins pu nous retrouver en présentiel autour de divers évènements organisés par la SPG ( AG, AD, le spectacle « conte à rebours », formations ) pour renouer des liens parfois très abimés par la crise et sa gestion dans les écoles, i.e. avec un manque de considération patent et ostensible tant pour le personnel que les élèves.
Tout se répète…
Il y aurait évidemment encore beaucoup à dire sur le silence des autorités scolaires autour des arduités rencontrées sur le terrain depuis la rentrée 2020, le mépris du partenariat social perpétué et accentué au nom de l’état d’urgence, l’impéritie de nos gouvernements, ainsi que le refus politique de nommer et compenser l’impact des mesures sanitaires sur les conditions d’apprentissage des élèves. Au DIP, comme dans le champ politique, aucune évaluation des besoins générés par la pandémie n’a été demandée et aucune réflexion n’est entamée à ce jour pour répondre à ces derniers en termes d’attribution des ressources. Visiblement, la crise se serait arrêtée aux portes des écoles genevoises et les enveloppes attribuées aux établissements, au lieu d’octroyer plus de postes pour prendre en charge les effets visibles des mesures sanitaires, semblent au contraire s’être encore réduites et ce malgré l’inflation démographique.
En plus du contexte sanitaire, tout comme en 2020, le budget de l’État a été refusé par le Grand Conseil. Le déroulement itératif de ce scénario a conduit la SPG à questionner les formes usuelles de mobilisation. À ce propos, le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie écrit : « Lorsque nous décidons d’intervenir, nous ne devons pas nous en remettre aux formes traditionnelles qui nous donnent souvent un sentiment purement fictif d’agir. » 1 Alors que l’espace politique devrait être le lieu de l’expérience, de l’innovation, de prises de conscience, il est peut-être l’un des lieux les plus codifiés de la vie sociale : un lieu où les règles implicites et l’image de soi sont si puissantes que le sujet politique n’est ou n’agit non pas conformément à ses valeurs, mais se conforme à une image préalable instituée du sujet militant. L’agir politique est atrophié par les formes ritualisées de la mobilisation principalement démonstratives, telles que des manifestations et essentiellement réactives ( en opposition à ) où nous nous subjectivons comme sujet agissant, indépendamment des résultats effectifs.
L’échec des formes de mobilisations défensives et réactives
La politique contemporaine obéit en effet à ce que Gunters Anders appelle la logique du spectacle : lorsque nous luttons, nous poursuivons davantage les gains subjectifs d’une image de soi comme militant·e, que des gains objectifs de transformations réelles. Or, l’imagerie consubstantielle à la subjectivation de soi lorsque nous nous signifions comme sujets en lutte, circonscrit inopportunément notre champ d’action et notre puissance politique. Dès lors que la droite impose son temps politique et que la gauche se contente de réagir, elle s’inscrit non seulement dans une logique de la défaite, mais se condamne inéluctablement à perdre. Soit elle perd parce que la qualité des services publics et des conditions de travail des fonctionnaires sont effectivement altérées, soit au contraire, ce qui est considéré comme une victoire n’est de fait que la stagnation où est entérinée comme norme l’état antérieur des rapports de pouvoir. Ainsi l’action défensive revient à transformer subjectivement ce qui était critiquable comme ce qui doit être conservé, et par conséquent à céder du terrain aux gouvernants réactionnaires. Cette tension entre l’efficacité effective des formes de mobilisations ritualisées et la conformité à un habitus militant installé au cœur des modes opératoires, explique l’échec politique de la gauche depuis plusieurs décennies notamment sur les questions sociales. C’est paradoxalement au moment même où la gauche pense agir qu’elle perd et au moment où elle croit gagner qu’elle se détruit comme sujet politique puissant.
Renoncer à réagir pour prendre le temps d’agir …
Les enseignant·es comme beaucoup d’acteurs et d’actrices politiques s’imposent trop souvent des limites dans leur rapport à l’action pratique ou à la transformation effective. En tant qu’association professionnelle, il revient subséquemment à la SPG d’offrir un espace réflexif à ses membres où se réapproprier les questions qui les concernent en premier lieu et s’affirmer en tant que professionnel·les du terrain, expert·es de l’enseignement, afin de se constituer comme collectif. Si le moment de la déconstruction du monde est un temps indispensable de la pensée, il doit impérativement être suivi d’un temps de reconstruction ou de proposition de reconstruction. L’enseignant·e dépossédé·e de cette force de proposition est comme mutilé·e dans son identité professionnelle en ce sens qu’iel est amputé·e de la part décisionnelle que lui confère justement l’autonomie de sa pratique. On ne peut assurément interroger le cadre et les normes scolaires sans prendre parti sur les formes de l’action concrète. Il est temps d’imposer notre expertise dans le débat public, afin d’amorcer la rupture épistémologique nécessaire pour produire le basculement des subjectivités, des perceptions, des espérances. Parallèlement, il est peut-être temps également de renoncer ou du moins de consacrer moins de temps et d’énergie à la confrontation avec l’appareil d’État et les circuits d’adresse institués avec les dominants pour fonder notre propre temporalité, et surtout d’inscrire nos actions dans un temps long en cherchant à modifier les programmes scolaires, les représentations, les habitus. Le sentiment d’urgence produit des effets contreproductifs et nous enferme dans la temporalité des dominants. À nous de sortir de ce cadre et de modifier nos circuits d’adresse.
… et retrouver notre pouvoir d’action
Ainsi, l’axe autour duquel le comité a déroulé le fil rouge de ses actions cette année a consisté à concrétiser ce projet solidaire en inscrivant sa réflexion dans un temps long : lutter contre le travail empêché et permettre aux enseignant·es d’ancrer leur pratique dans une démarche réflexive pour construire du commun. Non seulement le collectif nous rend plus fort·es – ces espaces d’échanges et de partages ont rendu cette période marquée par le covid-19 peut-être un peu moins lourde à porter – mais il est aussi la condition sine qua non pour retrouver le pouvoir d’action dont l’enseignant·e est actuellement dépossédé·e. Ce n’est en effet qu’à travers le collectif, en construisant une identité professionnelle, que les enseignant·es retrouveront une autonomie, deviendront force de proposition et imposeront leur temps politique dans les écoles.
Francesca Marchesini, présidente de la SPG
1 Geoffroy de Lagasnerie, Sortir de notre impuissance politique. Éditions Fayard, 2020, p. 96.
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