Partie 1 : les couts et les charges
En 1994, Philippe Perrenoud écrivait : « il se peut que la crise économique, l’évolution géopolitique de la planète – guerres, mouvements migratoires massifs –, les problèmes écologiques ou les difficultés de la coexistence urbaine imposent d’autres priorités et que l’école soit à nouveau ‘oubliée’ durant quelques années, parce qu’en définitive, vaille que vaille, elle fonctionne. » Du fait de la prédictibilité des évènements ayant marqué ces dernières décennies, l’impression que laissent ces quelques lignes est saisissante. Si, à l’apogée de la méritocratie, l’école en tant qu’institution n’a jamais été aussi puissante – plus que jamais elle détermine les trajectoires des individus, comme l’illustre la politique menée par l’ancienne conseillère d’État, « un jeune, un diplôme, un avenir » –, ses agents ont de leur côté perdu de leur autonomie et subissent un déclassement social considérable. D’où vient cette fragilisation du corps enseignant qui ne prend plus part aux décisions liées aux orientations pédagogiques du système scolaire et qui semble être de plus en plus régulièrement remis en question par des parents quérulents ? Si l’école se trouve encore uniment au cœur du débat public, les enseignant·es n’y sont plus entendu·es comme ses expert·es et sont systématiquement exclu·es des discussions et surtout des décisions y afférentes. Par ailleurs, les autorités scolaires et politiques refusent de se saisir des enjeux actuels pour répondre, notamment, à la hausse de la violence des élèves, de la complexification des besoins des élèves, de l’augmentation massive des orientations dans les filières spécialisées et de leur impact sur les dynamiques et gestion de classe. L’urgence d’un changement radical n’est pas entendue et le personnel pédagogique sur le terrain est livré à lui-même dans un système qui met à mal tant les élèves que les professionnel·les. En ce sens, on peut dire que l’école est effectivement oubliée, bien qu’elle constitue toujours un enjeu politique majeur, comme le montrent les nombreux projets de loi et motions déposées par les partis et tout particulièrement les partis gouvernementaux. Perrenoud considérait en 1994 que le métier d’enseignant·e se situait à un carrefour et identifiait deux évolutions possibles : sa prolétarisation ou déprofessionnalisation, où les enseignant·es se trouvent progressivement dépossédé·es de leur métier, et à l’inverse sa professionnalisation, où les enseignant·es deviennent de véritables professionnel·les, orienté·es vers la résolution de problèmes, autonomes dans la transposition didactique et le choix des stratégies pédagogiques ( Tardif, 1992 ). Ces deux évolutions « renvoient à des modèles différents et dans une large mesure, antinomiques du fonctionnement et de la modernisation des systèmes éducatifs ». Selon Perrenoud, l’avenir dépendait des « stratégies et des forces des acteurs en présence : gouvernement, spécialistes, institutions de formation scolaire, associations professionnelles ».
Et si le système actuel, presque trente ans après la publication de cet article, était encore soumis aux tensions discrépantes de ces deux modèles que tout oppose ? Tandis que la formation des enseignant·es se prolonge globalement et se tertiarise, prônant à travers son corps défendant un modèle de professionnalisme ouvert où l’enseignant·e « se situe au centre du processus d’amélioration de la qualité de l’éducation », dans les politiques d’éducation, l’OCDE observait déjà dans les années 90 une tendance des autorités à avantager un modèle à compétence minimale, où l’enseignant·e joue davantage le rôle d’un « système de livraison ». Perrenoud quant à lui dénonçait des méthodes d’encadrement et de mobilisation des enseignant·es évoluant dans le sens d’une véritable gestion du personnel. Selon lui, l’autorité scolaire n’avait déjà que peu d’intérêt à contribuer à la professionnalisation du métier d’enseignant·e et ne pouvait voir d’un œil entièrement serein une telle évolution. Le modèle « à compétence minimale » sauvegarde évidemment mieux le pouvoir de l’autorité et des spécialistes, selon des mécanismes un peu différents. Ainsi, si une prolétarisation du corps enseignant peut revêtir des avantages non négligeables pour qui souhaite le contrôler et s’imagine vertueusement contrôler ainsi la qualité de l’enseignement public, il est intéressant d’analyser l’impact de ses mécanismes non seulement sur les enseignant·es en tant que professionnel·les, mais également sur l’ensemble du système scolaire.
Des inégalités sociales croissantes
Les mécanismes structurant cette déprofessionnalisation programmée semblent s’inscrire dans une dérive autoritaire globale ou pour le moins un durcissement politique et économique amorcé dans les années 80, exacerbé par une nouvelle politique de la gestion des services publics qui s’est traduite pour la première fois depuis le début du siècle précédent par une croissance des inégalités sociales. Selon Selim Derkaoui et Nicolas Framont à la même période, la disparition dans les discours politiques, médiatiques et intellectuels de la classe ouvrière marque les victoires culturelles, sociales et politiques du néolibéralisme, soit l’imposition de l’idéologie bourgeoise et de l’extension du pouvoir de la classe possédante qui s’articulent autour de deux axes : la mondialisation et la financiarisation de l’économie. En supprimant progressivement les barrières douanières, la classe dominante peut désormais développer ses entreprises dans le monde entier, notamment pour trouver une main-d’œuvre moins chère et plus docile. Mise en œuvre d’une vaste concurrence mondiale exigeant un alignement des législations favorables aux classes dirigeantes, la mondialisation « décrite comme une sorte de processus quasi naturel, n’est que le prolongement de la colonisation et n’a donc rien d’inédit, car il s’agit ni plus ni moins de la mise en diapason de l’ensemble des peuples du monde autour d’un même modèle de développement économique et de mode de vie ». Le financement de l’économie quant à lui est devenu un secteur en soi qui a permis à la bourgeoisie en tant que classe sociale dominante de s’invisibiliser : les marchés financiers organisés à l’échelle mondiale constituent une entité insaisissable et floue qui rend toute personnification du capitalisme impossible. L’emploi du terme « bourgeoisie » permet de visibiliser la permanence de la classe dominante qui est la même depuis le XIXe siècle. Cette dernière constitue en effet une classe sociale au sens sociologique impliquant transmission, hérédité, réseaux et surtout pouvoir sur le travail des classes travailleuses : la bourgeoisie domine parce qu’elle s’approprie le travail d’autrui. Selon Derkaoui et Framont « la domination de la classe bourgeoise s’exerce par l’exploitation au travail, la répression sociale et policière, le contrôle strict d’une démocratie qui n’en est pas vraiment une … mais elle s’exerce aussi de façon idéologique : faire en sorte que les idées au service de ses intérêts deviennent les idées générales, et ce afin que l’on ne puisse pas penser et, surtout, parler, en dehors des cadres qui lui sont profitables », ce que Marx résumait en somme par « les idées dominantes sont celles de la classe dominante ». Si le capitalisme est présenté comme le système incontournable et réaliste inhérent à notre fonctionnement, il s’agit bien d’un système parmi d’autres qui présente une vision du monde biaisée et avantage une partie infime de la population au détriment du reste. Les institutions étatiques y sont instrumentalisées au profit de la bourgeoisie et de ses intérêts de classe. À cet effet, divers ressorts linguistiques permettent notamment de légitimer sa politique de croyance et de construire un ensemble de fiction pour assoir sa domination, « maintenir un semblant de paix sociale et légitimer l’intense répression qu’elle orchestre ». Le sens des mots est ainsi détourné et le discours dominant permet, en employant notamment des termes connotés positivement, de nier que le travail sous le capitalisme demeure un rapport de subordination. Les travailleurs deviennent donc des collaborateurs et des projets de lois, qui réduisent les droits et le revenu d’une majorité de la population, des réformes. À l’inverse, la fonction publique devient une charge qu’il faut réduire au nom de la dette et du principe de réalité. À ce titre, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon soulignent que l’arbitraire des privilèges dont bénéficie la classe dominante doit être « transfiguré en excellence sociale tandis que les travailleurs et les salariés qui font fonctionner l’économie réelle doivent se contenter aujourd’hui de n’être plus que des couts et des charges ». Sur la question du discours, Perrenoud s’interrogeait d’ailleurs : « Lorsque les classes sociales et les partis qui ont combattu la démocratisation des études soutiennent l’idée d’écoles efficaces, est-ce par volonté d’élever le niveau de formation ou simplement pour dissimuler le fait qu’on demande à l’école de faire aussi bien avec moins de ressources ? »
Francesca Marchesini, présidente de la SPG
Paru dans l’Éducateur, aout 2023