Deuxième partie
Comme indiqué dans le billet du mois de février, je vais présenter ici les conclusions du rapport commandé par la DGEO (Direction générale de l’enseignement obligatoire), encore sous la législature d’Anne Emery Torracinta, pour faire face aux difficultés de gouvernance des établissements du primaire. Elle a ainsi initié dans le cadre d’un groupe de travail qui s’est rencontré une dizaine de fois en 2022 – dont la « SPG ne devait absolument pas être informée » – une réflexion visant « à faire évoluer le modèle de fonctionnement des directions d’établissements primaires » qui porte « notamment sur l’organisation du travail entre les différentes fonctions composant les Conseils de direction de ces établissements ». À ce titre, un mandat a été confié à deux prestataires externes, à savoir Jean-Marc Huguenin et Olivier Maradan, pour produire une « Analyse et propositions d’optimisation de l’organisation du travail des directions d’établissements primaires » qui, comme tout mandat, aboutit aux conclusions commandées par le mandataire. En effet, selon le rapport, les DIR-E considèrent depuis des années « que la fonction de MA (n.d.l.r. : maitres assistants) devrait être réorientée vers une fonction hiérarchique correspondant à celle de doyen actuellement en vigueur dans les établissements du cycle d’orientation », or le rapport arrive de manière congrue à la conclusion que « le cahier des charges des MA devrait être revu en incluant comme missions de l’AdD (adjoint de direction) la gestion pédagogique à l’intérieur de son école et avec les intervenants externes, ainsi que le suivi des élèves et subsidiairement, selon les besoins au-delà du maitre de classe, certains contacts avec les parents ».
Un rapport pas si neutre ?
S’il n’est pas question de remettre en cause l’intégrité déontologique des rapporteurs, il semble néanmoins étonnant d’une part que ce mandat n’ait pas été confié au SRED (Service de la recherche en éducation) et d’autre part qu’il ait été confié à Huguenin qui est l’un des membres fondateurs de la FORDIF (Formation en Direction d’Institutions de formation), sachant que le rapport, pour « préparer la relève au niveau des directeurs », juge pertinent d’inscrire les AdD à la formation en question. Ainsi, je ne dresserai pas ici une liste exhaustive des nombreuses incohérences et contradictions que contient le rapport, mais je me contenterai de présenter quelques exemples qui soulignent le peu de rigueur scientifique et l’amateurisme avec lequel il semble avoir été rédigé.
Au préalable, il semble utile de préciser que le rapport pose comme « vision critique en surplomb » ( encore faut-il comprendre ce que cela signifie, mais soit ) que « fondamentalement, l’organisation et le fonctionnement actuels des directions d’établissements primaires n’est pas contesté et a indéniablement profité au système scolaire cantonal ». Venant de la part d’un acteur important de l’institution ayant formé toutes les directions d’établissement genevoises depuis l’introduction de cette fonction, ce postulat de départ étayé par aucune donnée scientifique pose question. Le rapport poursuit en indiquant que « les propositions des mandataires portent sur des ajustements, des améliorations, des renforcements, voire des pistes d’évolution à moyen terme, sur les plans conjoints des ressources investies et des charges distribuées ». Si cet énoncé limite indéniablement le champ de l’analyse, en indiquant qu’aucune réelle réflexion pédagogique sur le système scolaire actuel genevois ne sera menée ici, il fournit au moins des informations sur la commande des mandataires qui ne se limitait visiblement pas à une « analyse de l’organisation du travail des directions d’établissements primaires », mais également à celles de ses « propositions d’optimisation ».
Enseignant·e ou exécutant·e culinaire ?
Par ailleurs, si l’axiome sous-tendant l’analyse n’apparait que tardivement dans le rapport, soit à la page 34, il n’en est pas moins explicite et s’inscrit parfaitement dans la perception de la DGEO et du DIP plus globalement, d’enseignant·es perçu·es comme des exécutant·es se contentant d’appliquer les moyens d’enseignement (MER), comme des recettes de cuisine : Une récente méta-analyse internationale de Grissom et al. (2021) a démontré que l’impact des directions d’écoles sur les résultats des élèves était proche de celui de « l’effet-enseignant ». À la différence notable que les actions d’une direction produisent un effet sur l’ensemble des élèves de l’école, alors que celles d’un enseignant sont limitées aux élèves de sa classe. Grissom et al. (2021, p. 40) en concluent que, pour améliorer une école dans son ensemble, l’efficacité de la direction est plus importante que l’efficacité d’un enseignant pris individuellement. Si une collectivité publique devait souhaiter investir dans une seule personne de l’école, alors investir dans les membres de la direction serait probablement la manière la plus efficiente d’impacter la réussite des élèves. Dans ce cadre, le renforcement des dotations en équipe de direction des établissements primaires genevois vise en définitive à favoriser les apprentissages et la réussite des élèves.
Prioriser l’organisationnel au détriment du pédagogique
Ce constat s’inscrit dans une vision purement administrative de l’école dont il suffit d’optimiser la gestion, totalement dénuée de projet éducatif qui devrait pourtant se trouver au cœur de son fonctionnement et ce d’autant plus dans le cadre d’une école qui se veut et se dit inclusive. Dans la continuité du processus engagé en 2010 avec la fermeture du site de Pinchat, de déprofessionnalisation des enseignant·es, il n’est pas étonnant que le département ait si peu investi dans une « formation continue des enseignantes et enseignants réguliers qui, par le biais de collaborations avec d’autres expertes et experts, se construiraient en tant qu’enseignantes et enseignants inclusifs » ( Ebersold, Plaisance & Zander, 2016 ; Malet & Bian, 2020 ; Puig, 2015 ), et ce, alors même que le ou la titulaire de classe est de plus en plus identifié·e par la littérature scientifique comme la clé de voute d’un enseignement véritablement inclusif.
Le rapport considère également que « la gestion d’établissements multisites appelle des modèles de pilotage adaptés » et que « ces modèles reposent sur la responsabilisation et l’action de chaque partie prenante à l’interne ( équipe de direction, corps enseignant, personnel administratif et technique ), mais aussi sur le développement de leur capacité d’agir et leur implication ». À ce titre, il suggère donc de « libérer les potentialités des personnels » en proposant « une formation portant sur la mise en œuvre de ces conditions-cadres ( qui ) permettrait à chaque partie prenante d’agir et de prendre ses responsabilités, notamment dans les écoles « décentralisées » ». Ainsi, les enseignant·es ne prendraient pas suffisamment leurs responsabilités ou ne parviendraient pas suffisamment à « s’auto-saisir de responsabilités de management et de leadership lorsque la situation l’exige ». Si la SPG se réjouit qu’un besoin en formation ait été identifié, il semble néanmoins paradoxal, voire ironique, de vouloir à la fois responsabiliser le corps enseignant sur le plan strictement organisationnel, tout en préconisant de le déresponsabiliser davantage sur le plan pédagogique en ajoutant à l’organigramme scolaire un échelon hiérarchique supplémentaire via l’évolution de la fonction de MA vers une fonction d’adjoint de direction.
Vos heures sup ne comptent pas autant que celles des cadres
Afin de justifier son analyse du contexte scolaire genevois et ses conclusions, en guise d’introduction, le rapport affirme, sans le démontrer, que 60,61 % des directions d’établissement effectuent plus de 200 heures de travail supplémentaires par année contrairement aux secrétaires d’établissement (SEC) qui ne feraient « pas état d’une charge de travail excessive. Aucun relevé horaire n’existe. Il n’est par conséquent pas possible de faire état d’éventuelles heures supplémentaires ». On appréciera au passage également l’utilisation du masculin générique employé pour désigner un corps professionnel constitué en grande majorité, si ce n’est essentiellement par des femmes, à savoir les secrétaires. Bref, si l’Enquête sur le temps de travail (ETT) menée en 2019 par le SER et LCH a conclu que les enseignant·es de l’école primaire genevoise effectuent en moyenne 10 % d’heures supplémentaires par année, soit autant que les directions d’établissement, la SPG déplore que la DGEO et le DIP n’aient jamais cherché à le confirmer et ce, peut-être afin de pouvoir continuer à affirmer, la conscience tranquille, plus ou moins ouvertement à tous les niveaux « que tous les enseignant·es n’effectuent pas leurs 1800 heures » et qu’iels ne parviennent pas à démontrer l’augmentation de leur charge de travail, tout comme les SEC visiblement, mais contrairement aux DIR-E.
Francesca Marchesini, présidente de la SPG
Article paru dans l’Educateur, avril 2024