Première partie
Voilà plusieurs années que le corps enseignant cherche invariablement à aviser les autorités scolaires et plus globalement l’opinion publique des difficultés rencontrées à l’école primaire et dans l’enseignement spécialisé. Des alertes sont régulièrement émises notamment par les associations professionnelles représentatives du personnel, souvent ignorées quand elles ne sont pas dénigrées ou raillées, tant par la presse que par le gouvernement. L’école va mal, mais dans l’indifférence car tant bien que mal, elle continue à fonctionner.
Dans un système « méritocratique » qui justifie et légitime les inégalités sociales en s’appuyant sur la réussite scolaire, où les études tendent à se prolonger dans tous les domaines et qui uniformise les parcours individuels à travers notamment un diplomisme de plus en plus strict, l’école a rarement joué un rôle aussi prépondérant dans le classement et la sélection des individus, il est ainsi objectivement difficile de la considérer « en crise ». Il va sans dire qu’elle cristallise de nombreuses ambitions poursuivant des enjeux politiques et sociétaux parfois divergents selon qui les portent. Les tensions qui la structurent, incarnent ainsi parfois des objectifs inconciliables, telles que la lutte contre les inégalités sociales et la reproduction de ces mêmes inégalités. En effet le fait est, que depuis qu’elle est discursivement présentée comme contribuant à l’égalité des chances, elle ne parvient à peine moins qu’avant, à reproduire le système de domination qui régit nos démocraties occidentales, légitimant au contraire, à travers leur trajectoire scolaire, la domination des classes dominantes. Les parents quérulents et intrusifs qui semblent remettre en cause la légitimité des agent·es et parfois de l’institution ont parfaitement saisi les enjeux de la sélection scolaire et jouent simplement le rôle qu’iels pensent devoir jouer pour le bien de leur progéniture. Si l’école n’est pas en crise, la société, elle, traverse une crise que l’école se contente de refléter. L’école actuelle – résultat d’une politique néolibérale ayant imposé progressivement un nouveau cadre de gestion publique afin « d’améliorer le rapport coût/efficacité des service grâce à une modernisation accrue et un plus grand pragmatisme de gestion au sein des administrations publiques » – est vouée à sélectionner les élèves et à exclure les plus vulnérables du système.
MER, école inclusive et covid : des difficultés jamais objectivées, des ressources jamais accordées !
L’école obligatoire à 4 ans perçue comme une formalité au moment de la signature du concordat Harmos, semble pourtant avoir induit au niveau romand une augmentation de la violence des élèves notamment dans les premiers degrés. En parallèle, est observée ces dernières années une complexification des besoins des élèves et de la gestion de classe. Si cette nouvelle violence des élèves de 1P n’est pas imputable à l’école en elle-même puisque la plupart des élèves étaient de fait déjà scolarisé·es dès 4 ans, il faut chercher les réponses à cette problématique dans la mise en œuvre progressive du plan d’étude romand (PER) à travers notamment les moyens d’enseignement romand (MER) et ce, dès la 1P.
Par ailleurs, l’entrée en vigueur de la loi sur l’intégration des enfants et des jeunes à besoins éducatifs particuliers ou handicapés (LIJBEP) en 2010 et l’intégration des dispositions de la LIJBEP à la Loi sur l’instruction publique (LIP) en 2016 à Genève n’ont évidemment pas été accompagnés de l’introduction de ressources suffisantes et pensées pour mettre en œuvre cette nouvelle ambition qui a pourtant été confiée à l’école.
De plus, la pandémie a engendré d’immenses besoins peu reconnus ou actés par les autorités. Ainsi, si beaucoup de professionnel·les relèvent les difficultés des volées actuelles de 5P, étant celle des élèves ayant été confiné·es en 1P, aucune ressource supplémentaire n’a jamais été accordées pour répondre aux difficultés générées par l’inadéquation systématique des plans sanitaires aux besoins pédagogiques et sociaux tant des élèves que des enseignant·es. En effet, comme le dit Christophe Dejours, psychiatre et médecin du travail français, « travailler ce n’est pas seulement produire, c’est aussi vivre ensemble ». Si « ce qui permet de prévenir la violence, c’est fondamentalement la discussion, la parole, l’écoute et l’agir communicationnel », la violence en tant que « manifestation majeure de pathologie de la communication » a été largement favorisée par la gestion particulièrement désincarnée et déshumanisée de la crise dans les écoles primaires genevoises.
Un système inégalitaire assumé
De plus, si les résultats de la dernière enquête PISA ont par ailleurs permis à la Suisse de se targuer d’un niveau au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE en mathématiques et en sciences naturelles – qui peut s’expliquer par une fermeture moins longue des écoles que dans d’autres pays – elle ne peut en revanche se targuer d’un haut niveau d’équité économique. La Suisse s’avère effectivement être plus inégalitaire que la moyenne des pays de l’OCDE. En mathématiques, notamment, ont été mesurés plus de 100 points d’écart entre les élèves issu·es des milieux les moins favorisés et celles et ceux des milieux les plus favorisés. Un écart qui se creuse depuis 2015 qui doit être imputé à la politique néolibérale menée contre l’école dans la majorité des cantons suisses dont souffrent en premier lieu les élèves les plus fragiles scolairement, à savoir, à Genève, principalement les élèves issu·es de la migration. Alors même qu’elle se dote de lois et de règlements alléguant le contraire, paradoxalement, l’école semble ainsi devenir de moins en moins inclusive. Aussi, malgré les volontés affichées et les discours sur l’égalité des chances, l’origine socio-économique et le parcours migratoire demeurent des facteurs déterminants de la réussite scolaire. Il ne s’agit pas ici d’une position idéologique de « wokiste », mais de faits largement documentés par la littérature scientifique tant nationale qu’internationale. Par conséquent lorsque le grand Conseil nouvellement élu à Genève n’a pas hésité, lors des discussions autour du budget 24, à couper pour la première fois une trentaine de postes indexés à la démographie sous prétexte que « quelques élèves de plus par classe, ce n’est pas bien grave », il faut en conclure au mieux qu’il ne se soucie guère de ces populations mises à mal par l’école et exclues du système scolaire et au pire qu’il sait exactement pourquoi il le fait.
L’école n’est pas en crise, mais…
L’école n’est donc pas en crise, mais elle ne répond pas aux besoins auxquels elle prétend répondre. Dans les faits, elle ne l’a jamais fait, mais aujourd’hui elle est dite et souhaitée inclusive. L’école n’est pas en crise, mais ses ambitions la mettent en difficulté, puisque les budgets pour les réaliser ne sont pas alloués. L’école n’est pas en crise mais son vocabulaire a été dévoyé par une droite ayant accaparé le discours de la révolution. Pourtant, les discours de réforme de l’école se contentent généralement de cacher un conservatisme aigu. Il suffit de constater la bataille menée par le grand conseil contre le numérique à l’école ou l’écriture inclusive. En trente ans, l’école n’a que très peu changé et il est difficile de croire que les classes genevoises sont celles d’un des pays les plus riches du monde. Toutefois, si l’immobilisme du système scolaire est le fait des partis conservateurs qui nous gouvernent, le discours des autorités ne le dit pas. En effet, non seulement les discours nient cet immobilisme, mais ils le cachent sous d’innombrables réformes et réorganisations essentiellement discursives qui se bornent généralement à épuiser les enseignant·es et les élèves.
Je ne développerai pas ici des différents points évoqués dans cette partie puisqu’ils l’ont été globalement dans de précédents billets. Toutefois, dans ce contexte de crise non pas du système scolaire, mais sociale, où les enseignant·es se disent démuni·es par rapport aux besoins spécifiques des élèves, à la complexification de la gestion de classe, à l’augmentation de la charge de travail et des attentes légitimes des parents, la DGEO au lieu de se demander comment elle peut renforcer et soutenir les enseignant·es focalise son attention et ses ressources sur le pilotage des établissements. Elle a ainsi commandé un rapport, dont je présenterai les conclusions dans le billet suivant et cette introduction me permet principalement de souligner l’affligeant décalage entre le contexte actuel, les préoccupations du terrain et l’angle d’analyse dudit rapport.
Francesca Marchesini, présidente de la SPG
Article paru dans l’Educateur, février 2024