Francesca Marchesini

Billet de la présidente · L’Educateur · Février 2021

La honte doit changer de camp. La fonction publique devrait s’approprier ce slogan scandé par les féministes depuis la vague #metoo. En effet, les luttes féministes sont intrinsèquement liées à la lutte contre la nouvelle gestion publique menée depuis des années par les syndicats. En tant qu’employées et en tant qu’usagères, les femmes sont en effet les premières impactées quand les politiques rationalisent au sein des services publics et précarisent leurs prestataires.

À Genève, les employé·es de l’État sont majoritairement des femmes. En effet, elles représentent 55,5% des fonctionnaires. Le DIP demeure le département le plus féminin avec 67,4% de femmes, une proportion qui s’élève à près de 85% pour les enseignant·es du primaire.

La prédominance masculine caractérise néanmoins certains secteurs, notamment les métiers de la sécurité, et les hautes classes salariales (23 et plus). Les hommes sont en effet fortement représentés à la police (84,4%) et parmi les cadres supérieurs (61,8%)1.

Si l’on étend l’analyse au grand État (incluant les régies publiques autonomes), la proportion de femmes s’élève à 57,9%. On observe une prévalence féminine dans les secteurs du «care» (social et soins). En effet, le personnel des établissements médicaux sociaux (EMS), des établissements pour les personnes handicapées, des établissements publics pour l’intégration (EPI), des hôpitaux universitaires (HUG), de l’hospice général et de l’institution genevoise de maintien à domicile (IMAD) réunit 70,7% de femmes2.

La nature des femmes

Le care est socialement mal considéré, car prétendument vocationnel et attribué à la nature des femmes. Une dichotomie profondément ancrée dans la construction des stéréotypes de genre tend à opposer le masculin au féminin dans une société où le masculin définit le neutre. Les hommes sont associés à la culture et à la production, les femmes de leur côté sont associées à la nature et à la reproduction. Les femmes sont donc vouées au cycle naturel de la reproduction, tandis que les hommes sont seuls considérés comme des sujets libres et agissants, par conséquent des sujets politiques aux commandes de leur vie. Ces normes de genre, telles que théorisées par Simone de Beauvoir, se traduisent par une division sexuée du travail et une organisation économique et sociale où les femmes assument les charges domestiques et parentales et les hommes sont tournés vers la sphère publique. La généralisation de l’idéologie néolibérale structure le fonctionnement social, réduisant la diversité des interprétations du monde à des jugements basés sur la valeur monétaire. Les secteurs qui ne produisent pas des richesses comptabilisables sont dévalorisés aux niveaux social et salarial. Les secteurs du care souffrent tout particulièrement de cette lecture capitaliste et productiviste de la reconnaissance du travail. Ces métiers, relevant du «naturel», ne sont pas considérés comme de véritables
métiers et le travail de ces travailleureuses n’apparait pas comme du «vrai» travail. En effet, les normes de genre qui fondent la société patriarcale considèrent les compétences du care comme une extension des capacités naturelles des femmes. Leur déconsidération se traduit d’abord au niveau salarial où les acteurices de certains secteurs perçoivent des salaires misérables (parascolaire, soins, nettoyage) ou de manière symbolique, notamment en perpétuant l’image des «fonctionnaires privilégié·es» qui ne travaillent jamais assez. Les enseignant·es «toujours en vacances» souffrent tout particulièrement de cette dévalorisation sociale.

La revalorisation se fait attendre

Le discours dominant est tellement assimilé que les enseignantes, en tant que «privilégiées», considèrent souvent qu’elles ne travaillent pas assez et acceptent d’en faire toujours davantage en assumant des tâches qui ne relèvent pas de leur cahier des charges. La dépréciation de la profession enseignante est d’ailleurs directement corrélée à sa féminisation. Les hommes sont proportionnellement surreprésentés au DIP dans les postes de hauts cadres, car ils sont jugés plus compétents et légitimes dans ces fonctions. Cette corrélation s’observe également au niveau des ordres d’enseignement où les enseignant·es du secondaire sont mieux considéré·es que les enseignant·es du primaire.

De plus, le pourcentage de femmes travaillant à temps partiel est encore très élevé dans la fonction publique. La prédominance féminine dans les temps partiels de moins de 90% est très importante. Le temps partiel est un facteur supplémentaire de précarisation, «choisi» pour fournir le travail gratuit attendu des femmes dans leurs foyers, puisque les hommes n’assument encore que 31,1% des tâches domestiques.3 La suppression des annuités n’est donc pas une mesure anodine pour un personnel peu reconnu – donc peu payé – travaillant le plus souvent à temps partiel. Bloquer les mécanismes salariaux revient à baisser les salaires directs et différés (retraite) de ces collaborateurices. Le cout de la vie augmentant chaque année, si le salaire reste le même, le pouvoir d’achat diminue. Dans le discours dominant, les fonctionnaires sont présenté·es et perçu·es comme des privilégié·es, mais dans les secteurs du care, certaines professions attendent d’être revalorisées depuis une quinzaine d’années et travaillent dans des conditions toujours plus difficiles depuis le début des années 90. La suppression régulière des annuités précarise davantage les collaborateurices travaillant à temps partiel qui touchent des salaires modestes. Si les économies effectuées en limitant les postes affectent directement les conditions de travail du personnel, induisant une surcharge de travail, celles-ci affectent également les femmes en tant qu’usagères des services publics. En effet, en dégradant la qualité de ses prestations, l’État renonce à une politique sociale, permettant d’externaliser les tâches socialement assignées aux femmes, et renforce la division sexuée des rôles.

Les enseignant·es s’investissent corps et âme dans leur travail souvent au détriment de leur santé. Les fonctionnaires, et tout particulièrement dans les secteurs les plus dévalorisés, ont été fortement mobilisé·es en 2020. La fonction publique assume des tâches essentielles dans des secteurs indispensables au fonctionnement de la société. Elle a prouvé que la société pouvait compter sur elle, même en temps de crise et ce, dans un contexte particulièrement contraignant et difficile. Elle n’a pas à avoir honte d’avoir fait son travail et d’avoir été rémunérée. Elle ne doit pas avoir honte d’exiger que son travail soit reconnu et valorisé.

Ce sont les autorités genevoises, majoritairement composées d’hommes – cinq sur sept au Conseil d’État et septante sur cent au Grand Conseil – qui devraient avoir honte d’utiliser la fonction publique, majoritairement composée de femmes, comme unique variable d’ajustement de leur budget, en supprimant les postes ou les annuités.

Ce Conseil d’État qui refuse de suspendre l’application de la RFFA – une baisse d’impôts massive sur les bénéfices des grandes entreprises – le temps de la crise, et qui élabore en parallèle un projet de baisse de la fiscalité sur la fortune, choisissant sciemment de privilégier ainsi celleux qui se sont enrichi·es pendant la pandémie au détriment du reste de la population. Les études récentes tendent d’ailleurs à démontrer qu’une politique favorisant les revenus des plus riches, notamment par une réduction de ses impôts, creuse davantage les écarts sociaux qu’elle ne favorise l’ensemble de l’économie.

Ce sont les politiques qui suppriment des postes, dégradant ainsi année après année la qualité des prestations publiques, qui devraient avoir honte. La guerre contre la fonction publique n’est rien de moins qu’une guerre sexiste dont les femmes ignorent souvent être les principales cibles, qu’elles y travaillent ou qu’elles en bénéficient.

Ce ne sont plus les fonctionnaires qui doivent avoir honte d’être fonctionnaires, de militer pour une société plus juste et de militer pour leurs droits. La honte doit changer de camp. •

Francesca Marchesini, présidente de la SPG

1 Bilan social de l’État 2019
2 Bilan social de l’État et des institutions autonomes 2019
3 Office fédéral de la statistique, Répartition du travail domestique


Ce billet est paru dans le journal L’Educateur · Février 2021